Glané·e·s
Duoshow avec Margo Poisson
Galerie du Crous, Paris
28 mars - 6 avril 2024
« À la ville comme à la campagne, hier comme aujourd’hui, c’est toujours le même geste modeste de glaner ¹ ». Pour reprendre les mots d’Agnès Varda, ce sont les techniques de glanage et de grappillage qui unissent, par les fondements de leurs pratiques, les travaux de Margo Poisson et Benoît Lefeuvre. Dans une recherche de proximité tant avec les savoir-faire qu’avec les techniques et les matières qui les constituent, les deux artistes expérimentent un renouvellement des formes et des idées où le souci écologique se présente comme condition sine qua non.
Inhérente à leur pratique, la considération des ressources et des environnements ne se propose plus comme une fin en soi, mais plutôt comme une énergie sous-jacente du travail qui repose sur la récupération, le recyclage et la recomposition manuelle. Héritière de traditions familiales industrielles et artisanales, Margo puise dans ces attaches tout le savoir-faire, mais aussi les matériaux qui en découlent. Au plus proche des matières premières (cire d’abeille, cendre de cheminée...), elle recrée béton, tissu et autres alliages pour donner à voir des formes quotidiennes. En renversant des codes de fabrication transgénérationnels pour en proposer des alternatives plus durables, l’artiste repense, dans une forme de cuisine expérimentale, chacune des étapes de réalisation de procédés traditionnels et historiques. À l’instar d’un processus créatif qui revient sur l’origine des sources matérielles d’une pratique artistique, Benoît renouvelle un procédé photographique conventionnel en travaillant à même des pellicules déjà marquées par des anonymes et glanées sur le net. Placées ensuite dans un environnement terreux et volontairement gardé humide, les images de paysages capturés se voient restituer leur part de vivant par le moyen organique (bactéries, champignons...) qui vient en affecter le résultat visuel. En somme, c’est l’incohérence formelle des matériaux qui est remise en question par les deux artistes : par un travail proche de la fouille archéologique, des techniques de création et de fabrication ancestrales sont analysées individuellement, déconstruites une strate après l’autre pour être ensuite remodelées selon des principes plus longs et plus complexes.
Outre les matérialités (re)composées de leurs pièces, c’est un travail sur la mémoire qui unit les pratiques de Margo et Benoît. Chacun·e à leur manière et par différents procédés, les deux artistes viennent révéler la lourdeur émotionnelle des éléments utilisés et mis en scène. C’est une confusion plurielle qui imprègne leurs œuvres : là où les images de Benoît jouent sur une véritable abstraction visuelle, tant sur l’esthétique finale que sur le processus créatif, c’est l’emprunt formel des objets dévoilés qui sème le trouble dans la perception des sculptures de Margo. Cette confusion, si elle est commune aux deux artistes, se niche dans des procédés d’action très différents. Les pièces en trois dimensions de Margo, en refusant par leur constitution les « facilités » techniques (matériaux transformés, agents conservateurs...) offertes par une certaine forme de progrès, acceptent de se soumettre aux facteurs variables de leur environnement d’exposition.
Cette fragilité n’est pas seulement acceptée par Margo qui s’en réclame et conçoit l’in situ comme un révélateur de la mémoire constitutive des matériaux, qui, selon les aléas, peuvent se transformer pour revenir à une forme brute. Suspendues au plafond ou soutenues par le sol, les sculptures viennent, par leur poids notamment, questionner, outre leur propre vulnérabilité, la fragilité des lieux qui les supportent. Ces murs, ces plafonds et ces sols artificiels pensés pour protéger l’humain·e, sont mis à l’épreuve et questionnés dans leur formalité comme dans leur idéologie pratique. Chez Benoît, lesdites « altérations » font partie intégrante de l’œuvre, elles la constituent avant même leur présentation dans l’exposition, au même titre que les altérations manuelles opérées par l’artiste. De manière organisée et en laissant la terre et ses constituants organiques (racines, champignons, mycélium…) travailler l’image, s’opère une sculpture d’images en court-circuit, qui vient dévoiler la mémoire des matériaux chimiques des films argentiques. En définitive, les formes des artistes deviennent des trompe-l’œil, et même des trompe-sens par des effets d’images qui questionnent, dans les moindres détails, une création engagée plus globale.
- Ainhoa Bourgeois
¹ Les glaneurs et la glaneuse, Agnès Varda, Tamaris, 1999-2000
Glané·e·s
Duoshow avec Margo Poisson
Galerie du Crous, Paris
28 mars - 6 avril 2024
« À la ville comme à la campagne, hier comme aujourd’hui, c’est toujours le même geste modeste de glaner ¹ ». Pour reprendre les mots d’Agnès Varda, ce sont les techniques de glanage et de grappillage qui unissent, par les fondements de leurs pratiques, les travaux de Margo Poisson et Benoît Lefeuvre. Dans une recherche de proximité tant avec les savoir-faire qu’avec les techniques et les matières qui les constituent, les deux artistes expérimentent un renouvellement des formes et des idées où le souci écologique se présente comme condition sine qua non.
Inhérente à leur pratique, la considération des ressources et des environnements ne se propose plus comme une fin en soi, mais plutôt comme une énergie sous-jacente du travail qui repose sur la récupération, le recyclage et la recomposition manuelle. Héritière de traditions familiales industrielles et artisanales, Margo puise dans ces attaches tout le savoir-faire, mais aussi les matériaux qui en découlent. Au plus proche des matières premières (cire d’abeille, cendre de cheminée...), elle recrée béton, tissu et autres alliages pour donner à voir des formes quotidiennes. En renversant des codes de fabrication transgénérationnels pour en proposer des alternatives plus durables, l’artiste repense, dans une forme de cuisine expérimentale, chacune des étapes de réalisation de procédés traditionnels et historiques. À l’instar d’un processus créatif qui revient sur l’origine des sources matérielles d’une pratique artistique, Benoît renouvelle un procédé photographique conventionnel en travaillant à même des pellicules déjà marquées par des anonymes et glanées sur le net. Placées ensuite dans un environnement terreux et volontairement gardé humide, les images de paysages capturés se voient restituer leur part de vivant par le moyen organique (bactéries, champignons...) qui vient en affecter le résultat visuel. En somme, c’est l’incohérence formelle des matériaux qui est remise en question par les deux artistes : par un travail proche de la fouille archéologique, des techniques de création et de fabrication ancestrales sont analysées individuellement, déconstruites une strate après l’autre pour être ensuite remodelées selon des principes plus longs et plus complexes.
Outre les matérialités (re)composées de leurs pièces, c’est un travail sur la mémoire qui unit les pratiques de Margo et Benoît. Chacun·e à leur manière et par différents procédés, les deux artistes viennent révéler la lourdeur émotionnelle des éléments utilisés et mis en scène. C’est une confusion plurielle qui imprègne leurs œuvres : là où les images de Benoît jouent sur une véritable abstraction visuelle, tant sur l’esthétique finale que sur le processus créatif, c’est l’emprunt formel des objets dévoilés qui sème le trouble dans la perception des sculptures de Margo. Cette confusion, si elle est commune aux deux artistes, se niche dans des procédés d’action très différents. Les pièces en trois dimensions de Margo, en refusant par leur constitution les « facilités » techniques (matériaux transformés, agents conservateurs...) offertes par une certaine forme de progrès, acceptent de se soumettre aux facteurs variables de leur environnement d’exposition.
Cette fragilité n’est pas seulement acceptée par Margo qui s’en réclame et conçoit l’in situ comme un révélateur de la mémoire constitutive des matériaux, qui, selon les aléas, peuvent se transformer pour revenir à une forme brute. Suspendues au plafond ou soutenues par le sol, les sculptures viennent, par leur poids notamment, questionner, outre leur propre vulnérabilité, la fragilité des lieux qui les supportent. Ces murs, ces plafonds et ces sols artificiels pensés pour protéger l’humain·e, sont mis à l’épreuve et questionnés dans leur formalité comme dans leur idéologie pratique. Chez Benoît, lesdites « altérations » font partie intégrante de l’œuvre, elles la constituent avant même leur présentation dans l’exposition, au même titre que les altérations manuelles opérées par l’artiste. De manière organisée et en laissant la terre et ses constituants organiques (racines, champignons, mycélium…) travailler l’image, s’opère une sculpture d’images en court-circuit, qui vient dévoiler la mémoire des matériaux chimiques des films argentiques. En définitive, les formes des artistes deviennent des trompe-l’œil, et même des trompe-sens par des effets d’images qui questionnent, dans les moindres détails, une création engagée plus globale.
- Ainhoa Bourgeois
¹ Les glaneurs et la glaneuse, Agnès Varda, Tamaris, 1999-2000